mardi 15 février 2011

La pyramide de Khéops et ses “chambres de décharge”, ou les conséquences techniques de la construction d’un plafond plat pour la Chambre du Roi, selon Jean-Pierre Houdin

Ce ne sera, je pense, un scoop pour personne : la Chambre du Roi, dans la Grande Pyramide, est coiffée d’une superstructure imposante et complexe, faite de cinq chambres dites “de décharge”, censées protéger d’un hypothétique écrasement  la dernière demeure du pharaon nichée au coeur du monument.
Même les non-initiés aux subtilités de l’art de construire à l’égyptienne peuvent aisément pressentir combien ces masses et espaces chapeautant la chambre funéraire ont pu et peuvent encore alimenter les débats entre égyptologues ou pyramidologues (ce dernier terme étant somme toute suffisamment vague, bien utile en tout cas, pour contenir toute l’armée des chercheurs qui tentent de comprendre le comment et le pourquoi des pyramides égyptiennes).
Pourquoi notamment, entre autres bonnes questions, une “simple” voûte à chevrons n’aurait-elle pas suffi, comme dans la Chambre dite “de la Reine”, destinée elle aussi, à un moment de l’histoire de la pyramide, à abriter la dépouille du pharaon, et a priori soumise à la même pression volumique ? Quel est le bonus “sécuritaire” de cet empilement de monolithes aux dimensions totalement démesurées ?
Nous ferons l’impasse sur l’épineuse question des fissures étant apparues dans cet énorme assemblage : elle est ici hors sujet. De surcroît, Pyramidales a déjà “donné” en la matière, suscitant nolens volens une polémique assurément malsaine dès lors que ne devrait entrer en jeu que le seul souci de savoir, hors de toute chouchouterie ou aigreur personnelle.
Dans la mesure où les cinq chambres superposées ne sont pas un pur effet de style, ni un challenge gratuit auxquels se seraient livrés les bâtisseurs égyptiens, mais bien des pièces importantes du gigantesque “puzzle” pyramidal, Jean-Pierre Houdin, dans sa reconstitution, version Kheops Renaissance, du chantier de construction de la pyramide de Khéops, ne pouvait passer outre. Bien au contraire, il leur reconnaît un rôle essentiel, sans lequel une partie du “puzzle” risquait de s’effondrer.


Faisons le point sur les éléments que nous connaissons déjà de Kheops Renaissance. En suivant Jean-Pierre Houdin dans ce qu’il appelle le “Circuit Noble” (couloirs et structures prévus, dans les entrailles de la pyramide, pour la procession des obsèques royales), nous avons découvert deux antichambres, en aval de la Chambre du Roi, puis un couloir d’accès précédant l’entrée “noble” de cette chambre, différente de l’entrée de service.
L’architecte poursuit alors sa lecture des lieux, par une approche totalement inédite. Selon lui, les chambres de décharge n’ont pas été conçues pour être, comme on le pense généralement, une cascade de remparts contre l’effondrement de la Chambre du Roi ; leur construction et leur configuration doivent être plutôt liées à l’existence des deux antichambres à voûte en encorbellement dont elles assurent la stabilité en les protégeant des effets d’un report de charge.

Un défi technique majeur
Le défi technique majeur qu’ont dû affronter Hemiounou et Ank-haef, les architectes de la Grande Pyramide, dérive directement, selon Jean-Pierre Houdin, de leur décision de construire un plafond plat pour la Chambre du Roi. Cette innovation fut primordiale... mais elle ne leur a pas facilité la tâche ! Elle est la clé même de la spécificité du chantier de construction du monument et la raison d’être de certaines de ses structures principales, comme par exemple la Grande Galerie.
“D’une pyramide à la suivante, commente Jean-Pierre Houdin, les bâtisseurs égyptiens gardaient ce qui était réussi, abandonnaient ce qu’ils considéraient comme moins bien, et surtout, en profitaient pour essayer de nouvelles techniques de construction. Concernant la Grande Pyramide, ils ont gardé les encorbellements pour les antichambres et se sont donné un gigantesque challenge : offrir à leur roi Khéops une chambre funéraire avec un plafond plat. Une prouesse technique qu'ils n'avaient encore jamais tentée.
“Toute l'organisation du chantier a dépendu de ce choix audacieux. Les architectes ont commandé des matériaux venant de différentes carrières, de celles de Tourah pour les blocs de façade, à celles d’Assouan, à plus de huit cents kilomètres au sud, pour le granit de la Chambre du Roi. Ce granit était le seul matériau capable d’enjamber un vide de quelque 5,20 m entre les murs nord et sud de la chambre. Les carriers ne pouvaient pas livrer à Guizeh les poutres dès le commencement du chantier, car il leur fallait des années pour les extraire et les transporter. Pendant qu'ils s'attelaient à leur travail, le monument s'élevait. Les poutres devaient toutes être livrées sur le chantier au plus tard pendant la quatorzième année du règne, la pyramide atteignant alors la hauteur de 43 m.”
Jean-Pierre Houdin examine ensuite en détail les conséquences, en termes de coût et d’avancée technologique, du choix architectural qui a présidé à l’édification de la Grande Pyramide, celle-ci étant dotée d’une chambre funéraire ne figurant jusqu’alors sur les plans d’aucun architecte : “Les Égyptiens n'ont pas commandé des poutres de granit aux carrières d'Assouan pour le plaisir d'aller cacher dans la masse une telle quantité de poutres : 2.100 tonnes répartis en 43 poutres sur 5 plafonds entre le niveau +48.85 m et le niveau +60,15 m.
Pour les acheminer depuis les rives du Nil jusqu’à leur emplacement définitif, des moyens techniques exceptionnels ont du être mis en oeuvre : entre le niveau du port de livraison (cote 20 ASL) et le dernier plafond (cote 100.15 ASL), cela fait quand même un dénivelé de plus 80 m !”

À projet exceptionnel, moyens exceptionnels

À grand projet, grands moyens. À projet exceptionnel, moyens exceptionnels en effet. La construction de la Grande Pyramide a, selon Jean-Pierre Houdin, nécessité rien moins que :
- l’aménagement d'une rampe de plus de 600 m de longueur (en rouge sur le schéma ci-dessus) entre le port et le bas de la rampe extérieure de Khéops (en bleu sur le schéma) :
- l’installation d'un système de traction "assisté" par contrepoids avec percement d'une énorme tranchée dans le socle rocheux (noyée sous Khephren depuis : en vert, au milieu, à gauche, sur le schéma) en prolongement de la rampe venant du port (Pyramidales reviendra sur ces aspects techniques dans une prochaine note) ;
- la construction de la Grange Galerie (en vert, en haut, sur le schéma), véritable “grue” intégrée, pour un 2ème système de traction "assisté" par contrepoids pour amener les poutres dans l'enceinte de la pyramide et pour la construction des plafonds ;
- la réalisation de toute une série d'ouvrages complémentaires (couloir ascendant N°1, couloir horizontal N°1, chambre des herses) nécessaires au fonctionnement du contrepoids.

Contrepoids de la Grande Galerie
Voilà ce qu’il en a coûté au projet ambitieux des architectes de la pyramide de Khéops ! “La construction d'une couverture en encorbellement pour la Chambre du Roi, commente Jean-Pierre Houdin, n'aurait nécessité aucun de ces aménagements, et il n'y aurait jamais eu de granit dans cette pyramide. Avoir fait entrer le granit dans la pyramide, seul matériau capable d'enjamber un vide de plus de 5 m de portée, donc seul matériau pouvant permettre de réaliser un plafond plat, est le résultat d'un choix architectural.”

L’effet “parapluie”
À ce stade de notre lecture, sur les indications de Jean-Pierre Houdin, du projet architectural de la Grande Pyramide, une question s’impose : Hemiounou et Ank-haef ont décidé d’installer un plafond plat sur la Chambre du Roi. Soit ! Mais pourquoi ne se sont-ils pas contentés de ce seul plafond, puis de le chapeauter directement avec une voûte en chevrons, seule structure recevant les charges pour les transférer latéralement, et non pas verticalement sous elle ?

La solution non retenue par les architectes de la Grande Pyramide

Selon cette hypothèse du plafond unique surmonté de sa voûte en “V” inversé, la Grande Galerie et sa voûte en encorbellement construite parallèle à la pente n’auraient été nullement menacées dans leur stabilité. Avec une pente de 50% en prolongement des chevrons du versant nord du toit, la Grande Galerie aurait été structuralement équivalente, par exemple, à un contrefort d'une cathédrale gothique. Elle ne nécessitait donc nullement l’installation de chambres de décharge complémentaires.
Lisons les explications de notre guide-architecte : “Les chevrons transfèrent les charges suivant une oblique, et si il n'y avait eu que la Grande Galerie dans la zone recevant la charge oblique, celle-ci n'aurait eu aucune difficulté à l’"encaisser". Ceci pour trois raisons :
- la Grande Galerie est dans l'axe de la charge oblique et, vu sa très imposante structure, elle réagit en butée (elle est même plus résistante que les "patates" autour) ;
- la partie vide de la Grande Galerie (2 coudées : la largeur du dernier encorbellement) ne reçoit la charge oblique que d'une seule moitié de chaque chevron, celui-ci étant disposé de telle façon que l'autre moitié soit en butée contre les murs latéraux de la Grande Galerie ;
- étant donné la position de la Grande Galerie tout à l'est, les chevrons renvoient plus de 90% de la charge oblique nord dans les "patates", à comparer avec les 100% des chevrons du versant sud.
Conclusion : la structure des chambres de décharge, telle qu'elle est construite, n'aurait aucune raison structurelle s’il n'y avait que la Grande Galerie.”
Les chambres de décharge n’ont donc pas été construites pour protéger la Grande Galerie, alors que la Grande Galerie a été construite pour le transport et la mise en place des monolithes des cinq chambres de décharge.
Il s’ensuit que le pourquoi des chambres de décharge est à chercher ailleurs. Et cet “ailleurs” a pour nom les “antichambres”, partie essentielle, selon Jean-Pierre Houdin, de l’architecture funéraire en version “héritage de Khéops” (voir note précédente dans Pyramidales).

Sans la superstructure des chambres de décharge, les antichambres auraient été écrasées par la charge oblique transférée du versant nord du toit en chevrons.
“Si les bâtisseurs égyptiens, poursuit l’auteur, avaient posé  le toit en "V” inversé immédiatement au-dessus du plafond de la Chambre du Roi, ce toit aurait repris toute la charge au-dessus de lui pour la transférer sur les côtés. Et les antichambres couvertes en encorbellement, ne pouvant pas résister à cette énorme charge oblique, auraient fini par céder. Elles auraient été écrasées sous la charge.
“Les architectes n’ont donc pas hésité. Comme, de toute façon, ils avaient besoin du contrepoids de la Grande Galerie pour construire le premier plafond, il ne leur était pas plus difficile d’en construire cinq, les uns au-dessus de autres, avant de poser le toit en chevrons.
“Finalement, les chambres dites ‘de décharge’ n'ont pas été construites pour protéger la Chambre du Roi, mais pour protéger les antichambres toutes proches. Les “plafonds” ne sont pas non plus réellement des plafonds, mais des poutres qui retiennent les murs latéraux d’un grand vide (désignées à notre époque sous les termes de “tranchée blindée”). Hemiounou et Ankh-haef, les Vizirs des Grands Travaux Royaux de Khéops, n’étaient pas seulement de grands architectes. ils étaient également de grands ingénieurs.


“En montant le toit très haut, les architectes ont beaucoup agrandi la zone protégée afin que la charge oblique passe au-dessus des encorbellements des antichambres. Voilà la véritable raison de l’énorme structure au-dessus de la Chambre du Roi. Les Égyptiens ne pouvaient pas faire autrement. Les ‘chambres de décharge’ ne servent qu’à monter le plus haut possible le toit de la Chambre du Roi, pour que les charges obliques des chevrons ne poussent pas sur les encorbellements des antichambres.”
C’est ce que Jean-Pierre Houdin décrit comme l’effet “parapluie” : “Ce type de structure ne se trouve que dans la Grande Pyramide, mais il y est indispensable à cause du choix des concepteurs de couvrir la Chambre du Roi d’un plafond plat.”


Puis de compléter ainsi son analyse : “Les antichambres étant perpendiculaires à la Chambre du Roi, elles auraient éventuellement pu être couvertes par des toits en chevrons. Le problème n'aurait alors été que pire : il aurait également fallu "envoyer" très haut dans la masse le ‘parapluie en pierre’ (le toit en chevrons), car étant perpendiculaires à la chambre funéraire, elles auraient pareillement reçu la charge oblique du versant nord de la toiture de la chambre du Roi. Elles auraient alors été déformées (basculées) ou peut-être même écrasées sous la pression.
Mais un autre problème aurait surgi : le versant est des toits en chevrons des antichambres auraient alors transféré latéralement les charges verticales encaissées directement contre le mur ouest de la Grande Galerie ; et c'est cette dernière qui aurait finalement été écrasée. Le choix des encorbellements pour les antichambres était extrêmement judicieux et parfaitement adapté à la situation : ils encaissaient sagement les charges verticales, sans les diffuser alentour, ce pourquoi ils avaient été imaginés et testés depuis un peu moins d'un siècle.
“Les concepteurs de la pyramide ont donc créé une zone hors charge oblique des chevrons entre le sommet des encorbellements des antichambres et la ligne oblique supérieure de la zone abritée.
“C'est la preuve explicite d'une très grande connaissance des matériaux, des charges, des forces, des contraintes et du comportement d'une structure : à notre époque, on appelle cela un ‘Bureau d'Études en Ingénierie et Techniques du Bâtiment’.
“Un ‘petit’ détail : c'était il y a 45 siècles ; autrement dit, à 5 générations par siècle, il y a 225 générations. L'égyptologie, quant à elle, qui est née suite à la Campagne d'Égypte de Bonaparte, ne peut revendiquer (au maximum) que 10 générations d'existence...”

Propos recueillis par Marc Chartier pour Pyramidales.
Illustrations : copyright Jean-Pierre Houdin/Dassault Systèmes

À lire également sur Kheops Renaissance :
- Em Hotep : le blog - en  anglais - de Keith Payne